jeudi 15 octobre 2015

Les derniers mots d'Algo

Vous nous pardonnerez, nous l’espérons, le caractère doublement mensonger de ce titre.
En effet, s’il s’agit bien de notre dernier article avant de longues semaines (ou mois, ou plus encore), nous nous laissons toutefois la possibilité de revenir, peut-être, après avoir pris quelque repos.
De plus, les mots en question ne sont ni les miens, ni ceux de l’Ubano… 

« A ceux d’entre vous qui peuvent se prévaloir de vingt ans d’aficion, ou davantage, je n’ai rien à apprendre, et donc rien à dire, sinon : « continuez ! »

Mon dernier propos s’adressera donc plus particulièrement aux jeunes aficionados pour leur dire ceci :

  •  Premièrement : il faut qui vous soyez conscients dès maintenant que nous, les Anciens, revisteros, écrivains, conférenciers, dirigeants et animateurs de Sociétés taurines, nous sommes voués à une disparition à plus ou moins longue échéance ; et que vous devez dès aujourd’hui vous préparer à combler avec compétence et efficacité les vides qui ne vont pas manquer de se produire ;
  • Deuxièmement : que vous conserviez votre vigilance pour tout ce qui est en rapport direct avec la loyauté de la Fiesta, et donc, vous l’aurez compris, de la pérennité du toro de lidia « limpio, con casta y trapio » sur quoi se fondent la raison d’être et l’éthique de la Fiesta ;
  • Mais troisièmement qu’en parallèle avec vos légitimes exigences vous sachiez aussi donner libre cours à l’enthousiasme et à l’admiration lorsque les circonstances le justifient. Rien n’étant parfait dans ce monde, sachez en tenir compte et ne pas tomber systématiquement dans le pessimisme des gens revenus de tout avant d’y être allés, de ces irritants : « Oui, mais… » qui sont plus souvent le signe de la sottise ou du parti pris que de l’intelligence. N’ayez pas peur d’admirer ce qui est admirable. Sachez bien ce que vous voulez, mais lorsque à l’évidence les choses sont claires, je vous en supplie, ne vous croyez pas obligés, pour vous donner de l’importance, de tomber dans le ridicule des détracteurs impénitents, lesquels, à leur insu sans doute mais redoutablement risquent en la dénaturant, de devenir des contempteurs, sinon des fossoyeurs de la Fiesta.

Bref, que la jeune aficion ne tombe pas dans la même imprudence qu’Alfred de Musset lorsqu’il commit l’erreur d’écrire ce vers célèbre : « Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux ».

Et moi, à 80 ans, avec toute ma confiance et mon enthousiasme, je vous dis : Ne soyez pas blasés avant d’avoir vécu. Nous avons encore de grandes joies devant nous. »

Jean-Pierre Darracq – Extrait de la causerie "Trois périodes d’une longue aficion" 

Autrement dit : Ne lâchez rien et profitez !

On vous embrasse.

Zanzi & L’Ubano

lundi 12 octobre 2015

Des taureaux à Paris

Ça démarre à la fin du premier siècle, avec les arènes de Lutèce adossées à la montagne Sainte Geneviève, et ça finit en mai 1949, avec deux festivals taurins qui se sont déroulés au Vel d’Hiv’ où l’on a vu sortir 4 tout petits Villamarta pour Conchita Cintron et… 8 bons novillos de Isaias y Tulio Vazquez pour les autres toreros !

« Ça » c’est l’histoire des taureaux à Paris que nous racontent Pierre Dupuy et Joël Bartolotti dans le dernier ouvrage cette année par l’UBTF. Inutile de parler de la plume alerte et de la documentation forcément très solide des deux compañeros, elles sont connues de tous. Ce qui l’est moins ce sont toutes ces anecdotes savoureuses qui rythment les quelques 132 pages de ce livre dont se régaleront autant les amateurs d’histoire taurine que les amoureux de Paris.

Au fil de l’histoire de France, des évolutions architectoniques, sociales et juridiques, on croise en vrac Pépin le Bref, Victor Hugo, Gustave Courbet, Antoine Blondin, Frascuelo (pas le nôtre, l’ancien), Mazzantini, Luis Freg, Emma Calais et un certain Lagartija, auteur du seul coup d’épée qui fut jamais donné à un taureau dans la capitale (ce dernier s’appelait "Renegado" et appartenait à la ganaderia de Sabino Flores). Mais surtout, surtout, on croise les parisiens, splendides dans leur aussi spontané qu’extravagant besoin d’exotisme.

C’est ainsi qu’en 1879 Paris fut le théâtre d’une corrida à laquelle participaient presque toutes les figuras de l’époque. Le paseo fut majestueux : musique, espadas et cuadrillas, alguaciles venus de Madrid et même une section de la Guardia Civil. Malgré le froid contrariant, les hommes devaient parader avec le sourire ; il faut dire que la course se déroulait un 18 décembre… et qu’aucun taureau n'attendait dans les chiqueros ! Ce paseillo sans peur fut tellement grandiose qu’il a été bissé par les parisiens enthousiasmés par tant de pittoresque.

Au-delà des anecdotes dont est truffée cette "contribution à l’histoire taurine de la capitale", on s’émerveille avec amusement de cette chimérique aficion substantiellement amputée "du sanglant épisode final" et ce n’est pas sans admiration qu’on apprend que les temporadas parisiennes de 1889 et 1890 ont respectivement compté pas moins de 28 et 41 courses !   

Plus tard, quelques organisateurs avides chercheront à organiser des "courses" (ou plutôt des mascarades) totalement contre-productives qui ne provoqueront que le dégoût du public et la frénésie des anti-taurins. 

Car Paris n’est pas une ville taurine…
Mais son histoire ne s’est pas faite sans les taureaux.

Zanzibar

Post scriptum

"Monsieur le Président, il n’est pas possible que Paris ville d’avenir renonce à la preuve vivante qu’elle a été la ville du passé. Le passé amène l’avenir. Les arènes sont l’antique marque de la grande ville. Elles sont un monument unique. Le Conseil municipal qui les détruirait se détruirait en quelque sorte lui-même. Conservez-les à tout prix. Vous ferez une action utile, et, ce qui vaut mieux, vous donnerez un grand exemple…"

Victor Hugo

Des Taureaux à Paris de Joël Bartolotti & Pierre Dupuy - 132 pages - Illustrations en noir & en couleurs - 24x16 cm - Broché - 18€
Édition UBTF

vendredi 9 octobre 2015

Pop (To)Rock

Gerry House - Bull - 1992


A fir-ju well - El Torero - 2006


Royal Crown Revue - El toro - 2007


John Finn Group - Bull in a China Shop - 2011


Bull - Dead for so long - 2014


The Delaneys - Bullfighter - 2014


mardi 6 octobre 2015

· · · — — — · · · Otoño en détresse

C'est l'automne et on est là, comme les musiciens de première classe du Titanic, on assiste au désastre, sans colère, avec fatalisme, presque consciencieusement. J’oserais même dire, à la réserve près qu'on ne va pas en mourir, qu’on fait face à la débâcle avec une certaine dignité. Ça fait 3 jours qu'on est englouti dans le dramatique naufrage ganadero du plus important paquebot, pardon, ruedo, du monde. Avant chaque course, les plus en forme d’entre nous brandissent des pancartes comme autant de SOS. Des tas de revendications saluées par de belles ovations, ça oui. Mais pas un toro qui déboule en piste propre à sauver notre aficion en détresse. 

Les novillos sans tempérament de Cesar Rincon (qu'on n'aurait aucun mal à applaudir dans une arène de deuxième catégorie) se tenaient debout par un miracle d’équilibre et n'ont pas provoqué le moindre soupçon d'émotion en piste. Filiberto et Alejandro Marcos ont hasardé quelques faenitas avec plus (Marcos) ou moins (Filiberto) de bonheur… Joaquin Galdos n'a pas convaincu.
Je ne sais plus qui a dit "Que l'important soit dans ton regard et non dans la chose regardée"... Mouais.  Faudrait voir à pas pousser la blague plus loin que l'aphorisme non plus.

Les choses empirent le lendemain où l'on vit sortir un lot calamiteux du Puerto de San Lorenzo (accompagné par un cousin de Valdefresno tout aussi mauvais) pour l’improbable mano a mano Urdiales vs. Lopez Simon. Mansos, sans race, douillets, fuyants, faibles au mieux, impotents au pire. Des toros de poche qui, décorés d'une grande porte, nous seront fatalement infligés l'an prochain. A bien y réfléchir, la grande porte n'est pour rien dans cette affaire et Fraile peut bien continuer à fabriquer ses toros sur le même modèle puisqu'il réussit à les fourguer tous les ans. Pourquoi pas d'ailleurs ? Puisque, à chaque fois, nous revenons...
Face au 3ème, un utrero (à moins bien sûr que le bicho soit né le 1er ou le 2 octobre 2011), Urdiales construit minutieusement sa faena, chaque nouvelle passe résultant de la précédente. C’est plein de finesse, sans apprêt. L’ensemble n’est pas assez puissant pour améliorer dans la longueur cet adversaire au genio saillant, mais Diego vient de nous rappeler avec rigueur, technique, et simplicité, pourquoi il est un grand torero. 

Lopez Simon quant à lui a ouvert la Grande Porte... Une Grande Porte revendiquée ou décriée, selon que l'on a ou non été sensible au toreo très conceptuel du jeune homme. Une Grande Porte importante ou dérangeante selon qu'on lui a ou non pardonné l'oreille que le palco lui a, de guerre lasse, attribuée à son premier. Sérieusement blessé par ce premier opposant, et scénographiant savamment ses allers et retours à l’infirmerie, Lopez Simon est crânement revenu pour torée ses deux derniers adversaires. La deuxième oreille est tombée après une foutue énorme série à droite et une épée extraordinairement aguantée en recevant le toro mais... est-ce que c'est ça une Grande Porte à Madrid ? Plus tard, j’ai appris que le jeune prodige avait été d’une toreria géniale. Peut-être n'ai-je pas su l'apprécier… N’empêche que, en fin de série, le taureau allait toujours là où il ne fallait pas. Se mettre dans un sitio de ouf, se "coloquer" là où personne n'ose aller et, par principe, ne pas rectifier la position, c’est très bien, mais, le bateau a beau sombrer, ça ne me chavire pas.

Avec les Vellosino, je crois bien qu’on a touché le fond. Ce bétail, c'est la lie du campo. Gonzalo Caballero, soucieux de montrer sa bonne volonté, s’avère étonnamment digne et sagace avec son toro d’alternative. Il sera très différent au sixième… Eugenio de Mora est peu inspiré mais très sérieux malgré ses postures cocasses. Uceda Leal est peu inspiré tout court (mais il met de belles épées). 

Finalement, notre Carpathia à nous, ce fut la (mala) casta des Adolfo. Deux heures de danger qui nous ont sauvés. Un rêve presque oublié pour les aficionados. Un cauchemar pour les hommes aux bas roses… Des toros de combat, tous différents les uns des autres, compliqués, fuyants, avisés, imprévisibles, à la charge incertaine (sauf le dernier dont la charge fut plus franche - et le cinquième qui ne tenait pas sur ses quilles) et qui se retournent à la vitesse de la lumière. Des toros qui prenaient un acompte sur l’existence des hommes à chacune de leurs erreurs. Une course entretenue de bout en bout par la multiplicité des complications et encadrée de chaque côté par deux preux toreros. 
Robleño parait avoir pris 20 ans entre 2012 et aujourd’hui... Il est encore présent dans des courses très dures comme celle de ce dimanche, mais de manière bien fugace, et on est tristement tenté de penser qu'il devrait se couper la cadenette avant qu'on oublie complètement quel torero il a été.
Paco Ureña a un déconcertant mouvement de poignet qui lui rabat la muleta dessus, comme une invitation explicite à la bousculade. Naturellement, ça ne manque pas et son affreux premier adversaire chope fissa tous les défauts qu’il n’avait pas à l’origine. Le sixième et dernier toro de l’envoi est à l’affût de l’homme mais moins pervers que ses frères. Le murciano s’arrime et, pendant quelques secondes, on se dit que, dans l’histoire du monde, il y a eu le feu, la roue, et puis les naturelles de Paco Ureña. A l’épée tout est perdu, fors l'honneur. 
L’autre grand, très grand monsieur de la tarde, s'appelle Rafael Rubio Lujan. Son premier combat fut sans aucun doute le plus poignant. Face à l’adversité du jour, reconnaissons que la délicatesse et l'élégance n'étaient pas de mise. Il fallait le courage brut entendu par la tauromachie pour dominer la partie. Rafaelillo a eu cette détermination implacable sans pourtant jamais prendre totalement le dessus. Mais il a fait exactement ce qu’il fallait. Ca fight, c'est violent, c'est du toreo de tranchée, c'est de la "gangsta faena". C'est pas beau. Mais qu'est-ce que c'est bon !

Ayé. On peut reprendre une respiration normale. Les dernières naturelles se sont évanouies dans le ciel d'automne. Rafaelillo et Ureña vont bien dormir ce soir. Moi aussi. Les toros braves, je ne sais pas, mais les toros qui font peur existent encore. Quant aux toreros qui les affrontent, ils existeront toujours. Les souvenirs et les regrets aussi.

Zanzibar

vendredi 2 octobre 2015

Une certaine idée de l'Espagne

Lorsque Debussy a écrit La Soirée dans Grenade, il n’avait jamais foulé la péninsule ibérique. En fait il a écrit toute sa musique espagnole sans y avoir jamais mis les pieds, sauf une fois, à la fin de sa vie, où il serait allé assister à une corrida à Saint Sébastien.
En 1920, Manuel de Falla himself écrivait : « Dès maintenant je veux dire très haut que si Claude Debussy s'est servi de l'Espagne comme base de l'une des plus belles parties de son œuvre, il a si largement payé sa dette que c'est l'Espagne, maintenant, qui reste sa débitrice. »

1864 - Le Charivari - Cham -

Mais Debussy n’est pas le seul grand artiste à s’être inventé une authentique Espagne par la seule évocation des livres, des images, des chants et des histoires racontées par les voyageurs et les exilés…

Lorsque Manet a peint Épisode d’une course de taureaux, lui non plus n’avait encore jamais passé les Pyrénées. Il est vrai toutefois que l’œuvre initiale n’a pas eu immédiatement le succès escompté. Exposé au Salon de Paris de 1864, le tableau représente au premier plan un homme gisant au sol et, au second plan, en une invraisemblable perspective, un toro ridiculement petit, trois toreros et le public. L’homme à terre est vêtu d’un costume noir (n’oublions pas que Manet n’ira en Espagne et ne verra son premier costume de lumières qu’en 1865) mais il est à n’en pas douter torero : il tient un capote de la main gauche. La fadeur des teintes utilisées et l'irrespect des proportions mis en lumière par le toro miniature vaut au grand peintre la risée des critiques et de féroces caricatures (alors qu'il n'était rien moins que très en avance sur son temps). Edmond About a parlé d’un « toréador de bois tué par un rat cornu» et les caricaturistes s’en sont donné à cœur joie.


1864 - Le Journal Amusant – Bertall -

Les « Joujoux espagnols accommodés 

à la sauce noire de Ribera par

Don Manet y Courbetos y Zurbaran de las Batignolas »

Manet est en outre accusé de pastiche. Théophile Thoré, un journaliste, critique d’art, et sarthois par-dessus le marché, va même écrire dans son compte-rendu du Salon que « la figure du torero mort est audacieusement copiée d'après un chef-d'œuvre de la galerie Pourtalès, peint par Vélasquez ». 

Baudelaire, ami fidèle s’il en est, défendra énergiquement le peintre et n’hésitera pas à répondre à ce Monsieur Thoré :
« Monsieur Manet que l’on croit fou et enragé est simplement un homme très loyal, très simple, faisant tout ce qu’il peut pour être raisonnable, mais malheureusement marqué de romantisme depuis sa naissance. Le mot « pastiche » n’est pas juste. Monsieur Manet n’a jamais vu de Goya, Monsieur Manet n’a jamais vu de Gréco. Monsieur Manet n’a jamais vu la Galerie Pourtalès. Cela vous paraitra incroyable mais cela est vrai ».

Manet tiendra une resplendissante « vengeance » sur ses détracteurs en découpant en deux cet Épisode d’une course de taureau et en retravaillant les deux fragments de la toile originelle de manière indépendante.
La partie supérieure du tableau est désormais exposée à la Frick Collection (New York) sous le nom de « La Corrida ».
Le fragment du bas avec le torero à terre est aujourd’hui connu sous le titre « Le Torero Mort ». Il est exposé à la National Gallery of Art de Washington.

Zanzibar