vendredi 4 avril 2014

D'une corrida francilienne en 1857, où il est un peu question du rôle des alguazils


L'aficion parisienne, — lisez les amateurs de courses de taureaux, — était conviée dimanche dernier à une grande corrida donnée à Enghien et organisée, à titre d'essai, par deux sportsmen connus dont le rêve serait d'acclimater ce genre de sport à Paris et de le servir à haute dose aux visiteurs de l'Exposition prochaine. 
Faute de temps, les organisateurs n'avaient pu faire construire les arènes avec tout le soin nécessaire, avec toutes les précautions indispensables et les barrières de l'enceinte péchaient par leur faiblesse relative. C'est là qu'il faut chercher la cause de l'accident survenu au début du spectacle et que nous allons raconter brièvement.

A 2 heures 3/4, heure annoncée par l'affiche, comme «  lever de rideau », les gradins étaient pleins, archi-pleins, plus de 10 000 spectateurs s'y pressaient, tant hommes que dames, tous plus ou moins émotionnés de l'attente du « non encore vu ». Phœbus, le roi des aficionados, avait bien voulu présider, dorant le sable de l'arène, caressant et chatoyant les velours et les soies, parures de nos élégantes, rutilant sur les ors des costumes de toreador.
La fête s'annonçait joyeuse. 
A 2 heures 50, après la Marseillaise, écoutée avec un petit frisson patriotique, le président de la corrida fait son entrée, tandis que deux alguazils, tout de noir habillés, coiffés de bicornes à panache tricolore, pénètrent dans le redondel, chevauchant de magnifiques pur-sang. Le salut donné à la loge présidentielle, ces deux brillants cavaliers retournent chercher la cuadrilla dont voici le défilé solennel : alguazils en tête, matadores suivants. Puis en bon ordre, picadores, banderilleros, monosabios, areneros, carpinteros et les deux mules : le train d'arrastre dont le rôle est de traîner hors du redondel le taureau mis à mort par l'estoc du matador
La clef du toril est alors lancée aux alguazils lesquels disparaissent définitivement.

La corrida commence. Chacun est à son poste de combat, l'émotion grandit chez les spectateurs. La porte du toril s'ouvre, dix secondes s'écoulent et Romito, un superbe toro noir, bondit dans l'arène. Aussitôt les matadores l'attaquent par quelques passes de muleta fort gracieuses.
Mais voici la première suerte, la suerte de piques. Le picador s'avance au-devant de la « brute », pour employer l'expression tauromachique, qui, inquiète, le regarde sans bouger. Le cavalier s'approche toujours, cependant qu'un monosabio cherche à exciter le toro. 
C'est à ce moment que se produit l'incident. Romito pris soudain d'une folle terreur se jette de côté, bondit sur la balustrade et dans un clan formidable s'abat au milieu de la foule du promenoir. 
On juge de l'émotion, de la panique qui s'empara du public ; des hommes, des femmes sont renversés, piétinés. Le toro, lui, un moment étonné de se trouver avec tant de monde, s'arrête, puis les cornes basses se précipite vers la première ouverture qui s'offre. Un champ de vigne borde les arènes, la bête s'y élance poursuivie par les matadores et les gendarmes qui sortant le revolver de l'étui se livrent à des exercices de tir sur cible vivante. En quelques secondes Romito, les jambes brisées, s'abat. Un matadore l'achève d'un coup d'épée au garrot

Retournons aux arènes. Là toujours une émotion considérable. On compte les blessés. Ils ne sont heureusement que six plus ou moins contusionnés, mais sans lésions graves. Peu à peu cependant le calme renait et la foule même réclame la suite. Ce n'est pas l'avis du sous-préfet de Pontoise, présent aux courses, qui formellement interdit l'entrée du second toro, promettant toutefois qu'il autoriserait la reprise de la corrida huit jours après lorsque les barrières, sérieusement réparées et modifiées, écarteraient toutes craintes de danger.
Les choses en sont là. On nous promet la suite pour dimanche. L'aurons-nous ? 

D'Estoc

P.-S. En dernière heure nous recevons de fort mauvaises nouvelles de la corrida de dimanche. La Préfecture de Seine-et- Oise serait tout à fait décidée à intervenir et à empêcher par tous les moyens en son pouvoir la mise à mort des cinq toros, restés pour compte aux organisateurs. Ajoutons aussi que ces derniers sont poursuivis pour coups et blessures par imprudence. 

D'E. 


Article publié dans Le Monde Illustré en 1857.
Les photographies sont de Borie, Gribayedoff et Gordoa.

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