vendredi 10 avril 2015

Les yeux des autres

Parfois, les hasards du guichet t’imposent son voisinage. Au sorteo de la taquilla, tu es tombé sur le "Tendido 6 - Fila 17 - N°42". Le billet n'est pas plus bavard que ça et ne te garantit rien d’autre qu’une place au soleil.

Quand elle arrive précipitamment et s'assoit, tendido 6, fila 17, place 43, tu flaires quelque chose de louche : rictus tendus ou trop grands sourires, conversations sibyllines ou sms en rafale, retenue anxieuse ou applaudissements démonstratifs au moment du paseo, les yeux partout et souvent sur toi, pour vérifier si toi aussi tu applaudis, ou pas. Il y a un je-ne-sais-quoi d'excessif dans ses gestes ou ses non-gestes qui fait que tu sais, avec certitude, qu'aujourd'hui cette dame n'est pas ici pour les mêmes raisons que toi.
Sonnent les premières clarines… Elle est très concentrée. Elle ne regarde pas vraiment le toro, elle ne regarde pas vraiment sa lidia, d’ailleurs, on ne peut pas dire qu’elle regarde vraiment la course. Elle regarde son bébé se jouer la vie. C'est la maman du torero.
A côté de cette femme qui tente d'écarter la menace de la corne meurtrière d'un coup d'éventail compulsif et qui n'a que ses applaudissements aussi dérisoires que frénétiques pour supplier son enfant de briller sans mourir, tu te sens gêné. Alors, par pudeur, par respect, par crainte d'une réaction irrationnelle, et aussi parce que tu n’as pas la possibilité de changer de place, tu acceptes, le temps d'une course, de te frotter à cet amour incurable, tu fais une grosse boule avec tous les flocons de fierté véhémente et de terreur viscérale que ta voisine éparpille autour d'elle. Et tu avales cette grosse boule dans le secret espoir de ne jamais revivre une si indigeste expérience. 

Javier

A Madrid ce jour-là, mon voisin était déjà vissé au gradin quand je me suis installée. Au paseo il a sorti sans complexe ni ostentation ses amulettes et ses grigris. Ensuite, il a figé son regard impatient sur le toril et s'est signé presque calmement avant de dire une prière à mi-voix. 
Les  six Palha sont sortis avec du genio, robustes, et très compliqués. Le jeune homme à mes côtés est terriblement concentré, il réagit avec assurance et discrétion mais parait bien trop impliqué dans la course pour être un spectateur comme les autres. Comme s’il était saturé d’afición, de tension douloureuse, et voyait quelque chose de plus que nous autres… Le fils du ganadero ? 
Il regarde intensément l'homme et le toro, ne méprisant ni l'un ni l'autre, ni ne glorifiant l'un ou l'autre dans ses réactions. Il remet le combat au centre. C’est étrange, on dirait qu’il regarde avec le ventre... et qu’il respire avec les yeux. D’ailleurs, par moment, comme pour reprendre une goulée d'air, il se tourne vers sa voisine de gauche, une belle brune aux yeux sévères, aux talons très hauts et au sourire bien rouge. 
Tout d’un coup, l’alimaña sortie en 4 avertit très dangereusement le torero. Plus personne n’ose respirer. Mon voisin lui se cache les yeux et se recroqueville pour ne pas voir l’homme se replacer, exactement au même endroit, et recommencer le même geste, en l’améliorant. Ça passe. Mon voisin, cet aficionado pas comme les autres, explose en une douleur triomphante, ou plutôt en un triomphe douloureux, enfin, un truc dans ce genre-là...

A la fin de la course, Javier Robleño a pris la fille aux prunelles noires par la main, il m'a saluée en s’excusant, je crois, de m’avoir embarquée dans sa tourmente, il a regardé vers le toril et puis il a souri dans le vide. Après quoi, il est allé retrouver son frère. 

Zanzibar 

2 commentaires:

  1. De très jolis moments, bien (d)écrits et ficelés comme pour un roman.
    Du vrai texte taurin lyrique basé sur l'impression ressentie à partager a posteriori. Et qui fait participer le lecteur avec un bel intérêt de découverte à la tranche de vie sélectionnée
    Denis.

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