mardi 21 juillet 2015

En amoindrissant la valeur des taureaux de combat...

Ce sont les images des toros de Garcigrande & Domingo Hernandez toréés à Pampelune la semaine passée par le funeste Juli qui me les ont rappelés... ces "toros de pitié"... ceux dont parlait Joseph Peyré, dans le Figaro Littéraire, en 1950.

Le texte est un peu long mais ne saurait de quelque manière être tronqué puisque, à l'instar des cornes des toros, c'est intégral et intact qu'il trouve sa splendeur, sa grandeur, et sa puissance

Il est publié en deux parties. En voici la première.

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Une du Figaro Littéraire du 29 avril 1950

 

Si j’ai décidé, voici bientôt 18 ans, d’aller vivre en Espagne, et plus particulièrement à Madrid, c’est pour des raisons d’écrivain. Je me proposais en effet de pénétrer les secrets de cette ville que je pressentais, qui se cache au cœur de Madrid, et que j’ai appelé la Ville Taurine. Je voulais en approcher, en connaître les âmes, plus jalouses encore que d’autres. Qu’il s’agit d’une vedette ou d’un picador famélique, je voulais découvrir en lui le drame de l’homme, que masquait jusque-là l’orgueil. Ce drame je l’ai suivi de l’hiver à l’été, au cours des saisons successives, dans la moindre de ces journées, et révélé à mes lecteurs. Devenu aujourd’hui classique, il a nourri nombre de films. Mais ma curiosité ne s’adressait qu’à l’homme, à son épreuve. Elle n’entrainait pas de ma part une prise de position dans le débat technique, encore moins dans les querelles qui divisent si passionnément l’aficion. A plus forte raison m’en tiendrai-je aujourd’hui à cette réserve sur les points de doctrine, et sur les polémiques en cours. Car je ne pourrais plus juger de tel ou tel cas personnel, te tel homme. En effet, je ne suis jamais retournée en Espagne, et moins que jamais je peux me contenter du contact de l’acteur de passage. Après avoir vécu au milieu des gens de l’arène, matadors, peones ou picadors, en familier de leurs maisons ou de leurs cercles des cafés taurins, des tavernes, il m’est difficile maintenant de m’intéresser à des visages inconnus, à des corps dont je ne sais pas les secrets et les cicatrices. Là aussi le temps a passé, empotant choses et hommes. Mais lorsque je retournerai à Madrid, je n’y retrouverai que des traces de noms. Mais pareil éloignement, d’un autre côté, me libère. Séparé comme je le suis de tout ce qui fut ma ville et mon univers quotidien, délié des partis pris de l’amitié, je n’en suis que plus à mon aise pour dire aujourd’hui mon sentiment sur une question qui dépasse la querelle ancienne et la dispute des chapelles : à savoir le danger que l’amoindrissement excessif du taureau de combat fait courir désormais, non seulement à l’intérêt, mais à la cause même de la corrida.

J’ai sous les yeux, parmi bien d’autres, la récente photographie d’une vedette illustre en train de tourner le dos au taureau, pour prendre le public à témoin de sa domination – les vedettes ont maintenant cette manie de regarder même au cours d’une passe, la foules des gradins au lieu de la corne, et donnent l’impression que c’est le public qu’elles toréent. Mais le matador de la photographie n’a guère, on le sent, de mérite à négliger son adversaire époumoné, et à lui tourner le dos comme il le fait. En effet, le menu taureau enfantin qui halète derrière lui, mufle au sol et la bouche ouverte, parait chercher un air qui manque à sa poitrine étroite plutôt que ruminer quelque coup de Jarnac. D’ailleurs la légende elle-même précise que le taurillon était faible de jambes, et que le matador, « assez valeureux pour avoir réclamé le passage aux banderilles après une seule pique », a eu beaucoup de mal à l’empêcher de s’affaler dès le début de la faena de muleta. Etrange soin que ce souci du matador de maintenir le taureau sur ses pattes. On comprend qu’il ait écourté l’acte de piques, et fait passer aux banderilles, pour avoir encore quelque chose devant lui à l’heure de la muleta. La foule, elle non plus, n’entend pas être frustrée, et il arrive à certains spectateurs, anxieux d’admirer la faena attendue, de crier à l’adresse du matador : « Fais attention, il va tomber ! », cri lui aussi assez nouveau.

On en était là à la fin de la saison dernière. C’est pourquoi les gens réagissent et réclament des taureaux capables de tenir debout tout le temps nécessaire et, de donner du mal aux vedettes à gros cachet. L’exigence est on ne peut plus juste mais elle ne se fonde pas uniquement sur le spectacle qu’on peut attendre d’un acteur grassement payé. Il y va de bien plus, et non seulement de la vertu de la corrida, mais de sa justification. C’est ici ce qui me préoccupe. Le drame de l’arène postule en effet l’intégrité du fauve, et la plénitude de son pouvoir. Or, l’amoindrissement du taureau, et donc son affaiblissement, qu’il joue sur l’âge ou sur le poids, n’a pas cessé de se poursuivre, et à un rythme accéléré. Voici trente ans que l’âge exigé du taureau de combat a été ramené de cinq à quatre ans. Quant au poids, les ordonnances l’ont réduit à plusieurs reprises – entérinant d’ailleurs un état de chose préexistant – et sous le premier prétexte venu, fut-ce celui de la dernière sécheresse. Je n’entre pas ici dans des chiffres qui n’ont de sens que pour les initiés, mais c’est ainsi qu’on aboutit au type de taureaux dont je parlais plus haut. Ou encore, à celui que le matador torée de cape à la Corrida de la Presse de l’an dernier, à Madrid, dans une autre feuille illustrée, et qui a tout l’air d’une vachette. Le chroniqueur de la journée croyait d’ailleurs devoir signaler comme rares la corpulence et la puissance du sixième taureau qui pourtant autrefois eut à peine atteint la limite. Il soulignait que celui-ci « assaillit avec force les picadors et provoquait des chutes ». Où est le temps d’un « Lobito » capable d’attaquer 21 fois de suite, d’abattre 13 fois picador et monture, et de laisser au sable 9 chevaux ?

Joseph Peyré – Défense de la corrida – Texte publié dans le Figaro Littéraire du samedi 29 avril 1950

2 commentaires:

  1. Au-delà de l'intérêt de ce texte (Peyré développera le sujet dans son roman "Guadalquivir"), ce qui est stupéfiant aujourd'hui, c'est de trouver un tel papier en 1ère page du Figaro Littéraire...

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  2. 2 mois avant le vote de la Loi Grammont...

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