vendredi 24 juillet 2015

...On détruit aujourd'hui l'intérêt et la noblesse même de la corrida

Ce sont les images des toros de Garcigrande & Domingo Hernandez toréés à Pampelune la semaine passée par le funeste Juli qui me les ont rappelés... ces "toros de pitié"... ceux dont parlait Joseph Peyré, dans le Figaro Littéraire, en 1950.

Le texte est un peu long mais ne saurait de quelque manière être tronqué puisque, à l'instar des cornes des toros, c'est intégral et intact qu'il trouve sa splendeur, sa grandeur et sa puissance

Il est publié en deux parties. En voici la deuxième.

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Page 5 du Figaro Littéraire du 29 avril 1950

 

Que l’on m’entende bien. Je ne veux pas dire que je regrette de ne plus voir les chevaux bossuer l’arène de leurs carcasses, à peine cachées par la bâche. Je donne simplement un terme de comparaison, un repère, afin de mieux marquer où en arrive aujourd’hui l’amoindrissement systématique du fauve. Entre le pitoyable animal que le matador actuel doit parfois veiller à ne pas laisser choir dès la première pique et la masse d’aurochs d’un « Lobito », que l’on mesure la déchéance. Que l’on imagine l’assaut de pareille masse et la puissance de son choc à travers la hampe de la pique ou même dans les plis du leurre. Pour se représenter le drame que constituait l’obligation faite à l’homme d’affronter pareille puissance, de la réduire, et de l’immobiliser pour la mort, il faut avoir vu l’un des survivants de l’espèce dévaster l’arène épouvantée, et y faire le vide. On comprend qu’on en soit venu au « demi-taureau » qui, lui, ne crée pas la panique, n’enfonce pas les planches, n’abat pas 12 cavaliers, et se prête au jeu souhaité, surtout s’il a assez de caste pour apporter à ses attaques la constance et le moelleux indispensables. Car le matador vedette doit briller, fournir au public, chaque soir, le spectacle annoncé par son nom, celui qu’ils exigent de lui, et pour lequel ils ont payé. A son tour d’exiger de l’éleveur le type de taureau réduit qui le servira, et qu’il importe de sauver à temps de la pique pour jouer avec son corps léger, et sa noblesse s’il en a. Le mal est dans l’amenuisement excessif de ce type. Je sais, certes, que poids et puissance ne garantissent pas la beauté du spectacle tel que nous le goûtons et voulons le voir aujourd’hui, et que la question du taureau poids-lourd n’est pas simple. Mais il y a une mesure, et c’est à l’équilibre des forces que je pense, à la justification du combat. Car un taureau aussi amoindri fausse la balance du duel. Pour la vertu du jeu lui-même, il faut craindre par-dessus tout le spectacle de cette bête sans morrillo – la bosse musculeuse du cou, organe du pouvoir et de la colère – sans épaules et sans reins, et qui soulève la pitié.

A plus forte raison si, par-dessus le marché, on s’attache à la désarmer. On ne se contente pas en effet de réduire la puissance de choc du taureau à celle d’un poids plume, dont le coup de corne doit avoir à peine la force d’un coup de couteau. On va jusqu’à la réduction de la corne elle-même, sans préjudice de pratique encore plus avilissante pour la bête, et dont je ne veux pas faire ici état. On rogne donc l’armure en sciant les cornes trop dangereuses, et en les réaiguisant à la lime. Or pareil procédé ne diminue pas seulement le fauve, il le désarme. Le taureau, en effet, au cours de sa vie brève dans la marisma ou dans la sierra, a eu mainte occasion d’essayer ses cornes, ne fut-ce que pour les affuter contre une écorce d’arbre. Il en connait l’exacte portée. Réduire cette portée au moment même où on l’engage dans le duel, c’est lui enlever le contrôle de sa seule arme, le trahir. Je ne parle pas de l’ignominie du  « caisson d’opérations » qui permet mutilation pareille. Comment tolérer l’imagination de la bête fière et sauvage à ce point humiliée, de son front ligoté, et que des doigts de basses œuvres travaillent à la scie, à la lime, tout comme une matière vile ? On m’assure, il est vrai, qu’on peut s’y prendre à l’avance, qu’en écornant un taurillon dès son jeune âge, on obtient une armure réduite, et inoffensive à souhait. On évite ainsi le caisson, et les hâtes de dernière heure. Je sais les miracles de l’élevage, et ce que peuvent faire des ganaderos d’industrie, que n’obligent pas un passé, l’honneur d’une devise. Pourquoi n’iraient-ils pas jusqu’au bout, ne produiraient-ils pas des taureaux au front nu, qui passeraient et repasseraient à plaisir dans le leurre, et contre lesquels les vedettes, délivrées du souci de la corne, pourraient en toute tranquillité se serrer au cours de leur faena de muleta ? Ce serait le seul moyen d’éviter la surprise toujours à craindre, et de récolter les trophées, dont ne peuvent plus se passer les télégrammes publicitaires. Un autre excès, cette coutume des trophées. Ne suffisait-il pas d’une oreille ? Bientôt, pour peu que cela continue, l’attelage de mules n’emportera plus qu’un moignon et la gloire de l’homme sera complète.

Il s’agit cependant d’un drame hors série, le seul que couronne la mort. Il s’agit du seul art qui appelle la mort. Car l’homme, non seulement défie la mort, mais la provoque. Encore faut-il que la provocation, que l’appel, soit sincère. Si l’acteur se fait volontairement serrer, étreindre par la bête dans un enchainement de plus en plus étroit de passes au drap rouge, il faut tout d’abord que ce ne soit pas avec un jouet qu’il joue. Il faut, en second lieu, que les armes n’aient pas été truquées aux dépens de la bête, que le jeu ne soit pas déloyal. Sans quoi domination, courage et quiétude de la plastique ne sont qu’illusion, faux-semblant. Telle est la condition de la vérité et de la légitimité de la corrida. Et ce n’est qu’à ce prix qu’on peut défendre celle-ci. Il est déjà difficile de persuader les profanes qu’un combat au terme duquel l’animal succombe toujours est pourtant un combat à armes égales. La pitié de certains aspects du spectacle les révolte et les pousse jusqu’à souhaiter le châtiment de l’homme. Or la pitié, que l’on y prenne garde, augmente avec l’amoindrissement de la bête. Et qu’on n’allègue pas le maintien du sang. Si une sélection habile arrivait à produire une espèce chétive mais noble, taurillons qu’on verrait foncer aussi droit, aussi innocemment, aussi longtemps qu’il le faudrait pour permettre à l’artiste de parfaire ses arabesques, ajouter de nouveaux chefs-d’œuvre à la statuaire de l’arène, puis mourir sans ouvrir la bouche, la pitié serait encore pire. 

Au cours de ma vie madrilène, j’ai appris, en même temps que le drame de l’homme, le drame de la bête, et je compte en parler bientôt. Des gradins ou du couloir de la Vieille Plaza, j’ai pu les observer à loisir l’un et l’autre. Je sens qu’il me serait à moi-même impossible aujourd’hui de supporter la vue par-dessus les planches, à deux pas, d’un taurillon vaillant, mais dont les jambes cèderaient, ou dont un homme renversé pourrait arrêter les cornes de ses mains, évitant ainsi la mort de Granero. Car cet infirme n’aurait plus que le nom du grand fauve qui n’attendait pas de pitié, dont le sang versé n’arrivait pas à épuiser les forces vierges. Et je demanderais moi-même qu’on le rende à la paix de la marisma, aux oiseaux qui sont ses compagnons, aux eaux du fleuve d’où il est né.

Joseph Peyré – Défense de la corrida – Texte publié dans le Figaro Littéraire du samedi 29 avril 1950

2 commentaires:

  1. Honte à Julián López el Juli et oreille pour Peyré!

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  2. Honte au Juli, oui, mais pas que. Honte aussi au public et au palco qui ont sanctionné la mutilation par rien moins qu'une sortie en triomphe, sans oublier le ganadero.
    Oreille pour Peyré, ouais.

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