lundi 21 septembre 2015

Toros de muerte

Le 17 juillet 1895, Laurent Tailhade répond à Séverine, journaliste réputée, féministe de la première heure, rebaptisée « Notre Dame de la Larme à l’Œil » par ses confrères et farouche militante auti-taurine qui pleure les chevaux plus encore que les taureaux et a contre les « matadors, espadas, chulos et autres singes coiffés, une haine de femme, une répugnance que nulle dialectique ne saurait infirmer ».

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[…] Ayant formé le dessein d’apporter quelques éclaircissements dans un débat que l’incompétence des contradicteurs obscurcit d’autant qu’il se prolonge, me faudra-t-il écarter les opinions grotesques, les péladaneries et les dires de notre Joséphin que l’idée même d’un acte intrépide sature de dégoût. Et d’abord, les chevaux, ces pauvres chevaux si cruellement questionnés par le bourreau de la Plaza ! Séverine elle-même, tant opposée à l’art de tauricider, passerait presque sur les autres jeux de la Lidia, laisserait volontiers l’homme et le taureau s’expliquer ensemble si l’on épargnait, une fois pour toutes, les minables carcans des picadors. Ayant, quant à moi, une âme peu accessible à la protection des animaux, j’avoue ne pas ressentir la moindre peine à l’éventrement des rossinantes nécessaires pour mettre d’aplomb le taureau, premier que d’intenter les coups définitifs.

Avec le chat préféré des imbéciles prétentieux et le chien lubrique aux immondes senteurs, je ne connais pas d’animal plus odieux que la « conquête » de Monsieur de Buffon, ni qui mérite davantage l’animadversion des honnêtes gens. N’est-il pas l’occasion de mille sottises nidoreuses, le prétexte d’imbéciles conversations, l’un des plus fermes appuis de la mondaine stupidité ?
Cela, j’en conviens, ne suffirait point à supplicier l’énervant quadrupède.
Mais, ô deuil ! le cheval est un élément indispensable du toreo, tel que l’ordonnèrent, au siècle dernier, Costillares et le divin Romero : tant que, le jour où les chevaux disparaîtront de l’arène, les courses auront vécu. […]

Dans les corridas, au lieu d’un bel animal sacrifié, c’est une hideuse rosse, bonne, au plus, à voiturer un fiacre, que guettent les sangsues ou bien l’équarisseur ; c’est un cheval hors d’usage qui, au lieu de traîner, quelques semaines encore, ses rhumatismes et de fournir un travail dont ses forces le rendent incapable, est frappé d’une mort cruelle, mais rapide, et dont il endure le premier coup sans l’avoir même pressenti. 

J’ai dit que cette mort est indispensable. Voici pourquoi. De tous temps, les taureaux se combattirent à cheval. Les Espagnols aussi bien que les Maures ne conçurent point d’autre manière d’attaquer le monstre et de fuir devant lui, tant que le toreo fut un amusement réservé à l’aristocratie. Les banderilleros et la ¨Première Epée¨ n’eurent un rôle prépondérant que depuis la réformation de la tauromachie, advenue, comme chacun sait dans la première partie du dix-huitième siècle. Si l’art moderne a supprimé la lance et le harpon, laissant aux caballeros en plaza ses armes grossières, il a dû conserver un jeu qui, seul, met en évidence la force, le courage et l’élégance du taureau. A la première attaque contre le picador, une épée digne de ce nom et même un amateur quelque peu clerc jugent ce que tiendra, jusqu’à sa mort, la bête sortant du toril.

Quant au spectacle en soi de l’étripaillement, quant à l’aspect des entrailles pendantes, je ne pense pas qu’il soit pour émouvoir beaucoup un aficionado ; c’est un accident indispensable et prévu. Mais ce que je peux affirmer sans crainte c’est que le connaisseur véritable ne se délecte aucunement d’une pareille malpropreté. L’éviter d’une façon absolue serait l’idéal même de la tauromachie, idéal que la rareté des bons picadors rend de plus en plus inaccessible. Aux temps héroïques des Sevilla et des Corchado, l’on donnait au taureau « plus de fer que chair ». Rien n’était moins extraordinaire que de maintenir un cheval contre plusieurs attaques. L’anecdote est connue du Martincho qui paria et gagna son pari de piquer les six taureaux d’une corrida sans que son cheval reçût la moindre égratignure. Mais c’était alors une époque fertile en bons gladiateurs, ceux qu’immortalisait Goya ; dans une fureur d’apothéose, des tauromaques robustes comme Hercule et Samson ; des porte-glaive si beaux qu’ils dormaient, parfois, dans le lit des infantes et que les reines leur jetaient des baisers.

Ô splendeurs évanouies
Ô soleils disparus derrière l’horizon !

Quant au grief d’inconvenance et de féminité dans le costume, ne pensez-vous pas qu’il ne faut rien avoir à reprocher à ces braves pour les taquiner ainsi ? […]
Cette accusation d’indécence me parait futile et quelque peu entachée de mauvaise foi. Avant d’incriminer le collant trop ajusté de personnages qu’un faux mouvement peut livrer à la corne meurtrière et qu’un pouce d’étoffe inutile rendrait moins vifs dans telle suerte où la précision du mouvement doit être impeccable, sous peine de mort : le quiebro, par exemple, ou l’estocade portée en volapié, daignez contempler ce qui se passe, avec l’agrément de la censure dans nos estaminets chantants. J’ai vu naguère – peut-être aux « Ambassadeurs » – un drôle immonde, largement déculotté, en ballerine, qui, avec des contorsions tout à fait basses et des gestes de la plus bordelière volupté, mimait la danse du ventre pour la grande satisfaction des mères de famille et des pères philistins qui avaient conduit leurs héritiers dans ce tripot. Ah ! rendez-moi, de grâce, l’élégance des souples toreros, et l’emphase des costumes espagnols, et la résille de Figaro, et les passements d’or, et les vestes couleur du temps qui semblent soutachés par quelque Rosine amoureuse… 

Et maintenant, car il faut toujours conclure, maintenant direz-vous, ô lecteur bénévole ! Sied-il d’introniser en France l’art surhumain de la tauromachie ? 
Oui, certes. Mais à peu près de même qu’il conviendrait d’y cultiver l’ananas dans les champs et de remplacer le modeste roseau par d’opulentes à cannes à sucre. 
Les combats de taureaux, sous un ciel brumeux et dans un pays de froidure, ne seront jamais qu’une parodie exécrable, qu’un leurre à gogos manœuvré par des faiseurs auxquels ne chaut en aucune manière l’art de Montés et de Pepe Hillo. 
En effet, c’est une condition primordiale que la bête destinée à ces jeux héroïques n’ait jamais dormi sous un toit, lorsqu’elle entre dans l’arène. Cette loi repose sur une connaissance si parfaite du taureau qu’au dire de tous les connaisseurs, une cause de dégénérescence est le transport en wagon de ce noble bétail. Or, à moins de faire porter d’Andalousie ou de Navarre vos bêtes de combat (ce qui accommoderait assez mal, je suppose, les industriels camarguais), quel abri donner aux élèves de France pendant la mauvaise saison ? Bien que la neige soit chaude en Provence, au dire du Marseillais, je doute que les bouvillons s’en trouvassent aussi bien que du soleil indéfectible, que des pâturages éternellement verts du Jénil ou du Guadaleté.

Laurent Tailhade -  Extrait du texte paru dans L'Écho de Paris du 17 juillet 1895.

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