C'est l'automne et on est là, comme les musiciens de
première classe du Titanic, on assiste au désastre, sans colère, avec fatalisme,
presque consciencieusement. J’oserais même dire, à la réserve près qu'on ne va
pas en mourir, qu’on fait face à la débâcle avec une certaine dignité. Ça fait 3
jours qu'on est englouti dans le dramatique naufrage ganadero du plus important paquebot, pardon, ruedo, du monde. Avant chaque course, les plus en forme d’entre
nous brandissent des pancartes comme autant de SOS. Des tas de revendications
saluées par de belles ovations, ça oui. Mais pas un toro qui déboule en piste propre
à sauver notre aficion en détresse.
Les novillos sans tempérament de Cesar Rincon (qu'on
n'aurait aucun mal à applaudir dans une arène de deuxième catégorie) se
tenaient debout par un miracle d’équilibre et n'ont pas provoqué le moindre
soupçon d'émotion en piste. Filiberto et Alejandro Marcos ont hasardé quelques faenitas avec plus (Marcos) ou moins
(Filiberto) de bonheur… Joaquin Galdos n'a pas convaincu.
Je ne
sais plus qui a dit "Que l'important soit dans ton regard et non dans la
chose regardée"... Mouais. Faudrait
voir à pas pousser la blague plus loin que l'aphorisme non plus.
Les choses empirent le lendemain où l'on vit sortir un lot
calamiteux du Puerto de San Lorenzo (accompagné par un cousin de Valdefresno
tout aussi mauvais) pour l’improbable mano
a mano Urdiales vs. Lopez Simon. Mansos, sans race, douillets, fuyants,
faibles au mieux, impotents au pire. Des toros de poche qui, décorés d'une
grande porte, nous seront fatalement infligés l'an prochain. A bien y
réfléchir, la grande porte n'est pour rien dans cette affaire et Fraile peut
bien continuer à fabriquer ses toros sur le même modèle puisqu'il réussit à les
fourguer tous les ans. Pourquoi pas d'ailleurs ? Puisque, à chaque fois, nous
revenons...
Face au 3ème, un utrero
(à moins bien sûr que le bicho soit né
le 1er ou le 2 octobre 2011), Urdiales construit minutieusement sa faena, chaque nouvelle passe résultant
de la précédente. C’est plein de finesse, sans apprêt. L’ensemble n’est pas assez puissant pour
améliorer dans la longueur cet adversaire au genio saillant, mais Diego vient de nous rappeler avec rigueur, technique,
et simplicité, pourquoi il est un grand torero.
Lopez Simon quant à lui a ouvert la Grande Porte... Une Grande Porte revendiquée ou décriée, selon que l'on a ou non été sensible au toreo très conceptuel du jeune homme. Une Grande
Porte importante ou dérangeante selon qu'on lui a ou non pardonné l'oreille que
le palco lui a,
de guerre lasse, attribuée à son premier. Sérieusement blessé par ce premier
opposant, et scénographiant savamment ses allers et retours à l’infirmerie, Lopez
Simon est crânement revenu pour torée ses deux derniers adversaires. La deuxième
oreille est tombée après une foutue énorme série à droite et une épée
extraordinairement aguantée en
recevant le toro mais... est-ce que c'est ça une Grande Porte à Madrid ? Plus
tard, j’ai appris que le jeune prodige avait été d’une toreria géniale. Peut-être n'ai-je pas su l'apprécier… N’empêche que, en fin de série, le
taureau allait toujours là où il ne fallait pas. Se mettre dans un sitio de ouf, se "coloquer" là où personne n'ose
aller et, par principe, ne pas rectifier la position, c’est très bien, mais, le bateau a beau sombrer, ça ne
me chavire pas.
Avec les Vellosino, je crois bien qu’on a touché le fond. Ce bétail, c'est
la lie du campo. Gonzalo Caballero,
soucieux de montrer sa bonne volonté, s’avère étonnamment digne et sagace avec
son toro d’alternative. Il sera très différent au sixième… Eugenio de Mora est peu
inspiré mais très sérieux malgré ses postures cocasses. Uceda Leal est peu inspiré tout court (mais il met
de belles épées).
Finalement, notre Carpathia à nous, ce fut la (mala) casta des Adolfo. Deux heures de danger qui nous ont sauvés. Un
rêve presque oublié pour les aficionados. Un cauchemar pour les hommes aux bas roses… Des
toros de combat, tous différents les uns des autres, compliqués, fuyants, avisés,
imprévisibles, à la charge incertaine (sauf
le dernier dont la charge fut plus franche - et le cinquième qui ne tenait pas
sur ses quilles) et qui se retournent à la vitesse de la lumière. Des toros qui
prenaient un acompte sur l’existence des hommes à chacune de leurs erreurs. Une
course entretenue de bout en bout par la multiplicité des complications et
encadrée de chaque côté par deux preux toreros.
Robleño parait avoir pris 20 ans entre 2012 et aujourd’hui...
Il est encore présent dans des courses très dures comme celle de ce dimanche,
mais de manière bien fugace, et on est tristement tenté de penser qu'il devrait se couper
la cadenette avant qu'on oublie complètement quel torero il a été.
Paco Ureña a un déconcertant mouvement de poignet qui lui
rabat la muleta dessus, comme une
invitation explicite à la bousculade. Naturellement, ça ne manque pas et son
affreux premier adversaire chope fissa tous les défauts qu’il n’avait pas à l’origine. Le
sixième et dernier toro de l’envoi est à l’affût de l’homme mais moins pervers
que ses frères. Le murciano s’arrime et, pendant quelques secondes, on se dit que,
dans l’histoire du monde, il y a eu le feu, la roue, et puis les naturelles de
Paco Ureña. A l’épée tout est perdu, fors l'honneur.
L’autre grand,
très grand monsieur de la tarde, s'appelle Rafael Rubio Lujan. Son premier combat fut sans aucun doute le
plus poignant. Face à l’adversité du jour, reconnaissons que la délicatesse et l'élégance
n'étaient pas de mise. Il fallait le courage brut entendu par la tauromachie pour
dominer la partie. Rafaelillo a eu cette détermination implacable sans pourtant jamais prendre totalement le
dessus. Mais il a fait exactement ce qu’il fallait. Ca fight, c'est violent,
c'est du toreo de tranchée, c'est de la "gangsta faena". C'est pas
beau. Mais qu'est-ce que c'est bon !
Ayé. On peut reprendre une respiration normale. Les dernières naturelles se sont évanouies dans le ciel
d'automne. Rafaelillo et Ureña vont bien dormir ce soir. Moi aussi. Les
toros braves, je ne sais pas, mais les toros qui font peur existent encore. Quant aux toreros qui les affrontent, ils existeront toujours. Les souvenirs et les
regrets aussi.
Zanzibar