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[…] Ayant formé le
dessein d’apporter quelques éclaircissements dans un débat que l’incompétence
des contradicteurs obscurcit d’autant qu’il se prolonge, me faudra-t-il écarter
les opinions grotesques, les péladaneries et les dires de notre Joséphin que l’idée
même d’un acte intrépide sature de dégoût. Et d’abord, les chevaux, ces pauvres
chevaux si cruellement questionnés par le bourreau de la Plaza ! Séverine
elle-même, tant opposée à l’art de tauricider, passerait presque sur les autres
jeux de la Lidia, laisserait volontiers l’homme et le taureau s’expliquer
ensemble si l’on épargnait, une fois pour toutes, les minables carcans des
picadors. Ayant, quant à moi, une âme peu accessible à la protection des
animaux, j’avoue ne pas ressentir la moindre peine à l’éventrement des
rossinantes nécessaires pour mettre d’aplomb le taureau, premier que d’intenter
les coups définitifs.
Avec le chat préféré des imbéciles prétentieux et le
chien lubrique aux immondes senteurs, je ne connais pas d’animal plus odieux que
la « conquête » de Monsieur de Buffon, ni qui mérite davantage l’animadversion
des honnêtes gens. N’est-il pas l’occasion de mille sottises nidoreuses, le
prétexte d’imbéciles conversations, l’un des plus fermes appuis de la mondaine
stupidité ?
Cela, j’en conviens,
ne suffirait point à supplicier l’énervant quadrupède.
Mais, ô deuil ! le
cheval est un élément indispensable du toreo, tel que l’ordonnèrent, au siècle
dernier, Costillares et le divin Romero : tant que, le jour où les chevaux
disparaîtront de l’arène, les courses auront vécu. […]
Dans les corridas, au
lieu d’un bel animal sacrifié, c’est une hideuse rosse, bonne, au plus, à
voiturer un fiacre, que guettent les sangsues ou bien l’équarisseur ; c’est un
cheval hors d’usage qui, au lieu de traîner, quelques semaines encore, ses
rhumatismes et de fournir un travail dont ses forces le rendent incapable, est
frappé d’une mort cruelle, mais rapide, et dont il endure le premier coup sans
l’avoir même pressenti.
J’ai dit que cette
mort est indispensable. Voici pourquoi. De tous temps, les taureaux se
combattirent à cheval. Les Espagnols aussi bien que les Maures ne conçurent
point d’autre manière d’attaquer le monstre et de fuir devant lui, tant que le
toreo fut un amusement réservé à l’aristocratie. Les banderilleros et la
¨Première Epée¨ n’eurent un rôle prépondérant que depuis la réformation de la
tauromachie, advenue, comme chacun sait dans la première partie du dix-huitième
siècle. Si l’art moderne a supprimé la lance et le harpon, laissant aux caballeros
en plaza ses armes grossières, il a dû conserver un jeu qui, seul, met en
évidence la force, le courage et l’élégance du taureau. A la première attaque
contre le picador, une épée digne de ce nom et même un amateur quelque peu
clerc jugent ce que tiendra, jusqu’à sa mort, la bête sortant du toril.
Quant au spectacle en
soi de l’étripaillement, quant à l’aspect des entrailles pendantes, je ne pense
pas qu’il soit pour émouvoir beaucoup un aficionado ; c’est un accident
indispensable et prévu. Mais ce que je peux affirmer sans crainte c’est que le
connaisseur véritable ne se délecte aucunement d’une pareille malpropreté.
L’éviter d’une façon absolue serait l’idéal même de la tauromachie, idéal que
la rareté des bons picadors rend de plus en plus inaccessible. Aux temps
héroïques des Sevilla et des Corchado, l’on donnait au taureau « plus de fer
que chair ». Rien n’était moins extraordinaire que de maintenir un cheval
contre plusieurs attaques. L’anecdote est connue du Martincho qui paria et
gagna son pari de piquer les six taureaux d’une corrida sans que son cheval
reçût la moindre égratignure. Mais c’était alors une époque fertile en bons
gladiateurs, ceux qu’immortalisait Goya ; dans une fureur d’apothéose, des
tauromaques robustes comme Hercule et Samson ; des porte-glaive si beaux qu’ils
dormaient, parfois, dans le lit des infantes et que les reines leur jetaient
des baisers.
Ô splendeurs évanouies
Ô soleils disparus derrière l’horizon !
Quant au grief d’inconvenance et de féminité dans le costume, ne pensez-vous pas qu’il ne faut rien avoir à reprocher à ces braves pour les taquiner ainsi ? […]
Ô soleils disparus derrière l’horizon !
Quant au grief d’inconvenance et de féminité dans le costume, ne pensez-vous pas qu’il ne faut rien avoir à reprocher à ces braves pour les taquiner ainsi ? […]
Cette accusation
d’indécence me parait futile et quelque peu entachée de mauvaise foi. Avant
d’incriminer le collant trop ajusté de personnages qu’un faux mouvement peut
livrer à la corne meurtrière et qu’un pouce d’étoffe inutile rendrait moins
vifs dans telle suerte où la précision du mouvement doit être impeccable, sous
peine de mort : le quiebro, par exemple, ou l’estocade portée en volapié,
daignez contempler ce qui se passe, avec l’agrément de la censure dans nos
estaminets chantants. J’ai vu naguère – peut-être aux « Ambassadeurs » – un
drôle immonde, largement déculotté, en ballerine, qui, avec des contorsions
tout à fait basses et des gestes de la plus bordelière volupté, mimait la danse
du ventre pour la grande satisfaction des mères de famille et des pères
philistins qui avaient conduit leurs héritiers dans ce tripot. Ah ! rendez-moi,
de grâce, l’élégance des souples toreros, et l’emphase des costumes espagnols,
et la résille de Figaro, et les passements d’or, et les vestes couleur du temps
qui semblent soutachés par quelque Rosine amoureuse…
Et maintenant, car il
faut toujours conclure, maintenant direz-vous, ô lecteur bénévole ! Sied-il
d’introniser en France l’art surhumain de la tauromachie ?
Oui, certes. Mais à
peu près de même qu’il conviendrait d’y cultiver l’ananas dans les champs et de
remplacer le modeste roseau par d’opulentes à cannes à sucre.
Les combats de
taureaux, sous un ciel brumeux et dans un pays de froidure, ne seront jamais
qu’une parodie exécrable, qu’un leurre à gogos manœuvré par des faiseurs
auxquels ne chaut en aucune manière l’art de Montés et de Pepe Hillo.
En effet, c’est une
condition primordiale que la bête destinée à ces jeux héroïques n’ait jamais
dormi sous un toit, lorsqu’elle entre dans l’arène. Cette loi repose sur une
connaissance si parfaite du taureau qu’au dire de tous les connaisseurs, une
cause de dégénérescence est le transport en wagon de ce noble bétail. Or, à moins
de faire porter d’Andalousie ou de Navarre vos bêtes de combat (ce qui
accommoderait assez mal, je suppose, les industriels camarguais), quel abri
donner aux élèves de France pendant la mauvaise saison ? Bien que la neige soit
chaude en Provence, au dire du Marseillais, je doute que les bouvillons s’en
trouvassent aussi bien que du soleil indéfectible, que des pâturages
éternellement verts du Jénil ou du Guadaleté.
Laurent Tailhade - Extrait du texte paru dans L'Écho de Paris du 17 juillet 1895.
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