Parfois, les hasards du guichet t’imposent son voisinage. Au
sorteo de la taquilla, tu es tombé sur le "Tendido 6 - Fila 17 - N°42". Le billet n'est pas plus bavard que ça et ne te garantit rien d’autre
qu’une place au soleil.
Quand elle arrive précipitamment et s'assoit, tendido 6,
fila 17, place 43, tu flaires quelque chose de louche : rictus tendus ou trop
grands sourires, conversations sibyllines ou sms en rafale, retenue anxieuse ou
applaudissements démonstratifs au moment du paseo,
les yeux partout et souvent sur toi, pour vérifier si toi aussi tu applaudis,
ou pas. Il y a un je-ne-sais-quoi d'excessif dans ses gestes ou ses non-gestes qui fait que tu sais, avec
certitude, qu'aujourd'hui cette dame n'est pas ici pour les mêmes raisons que
toi.
Sonnent les premières clarines… Elle est très concentrée.
Elle ne regarde pas vraiment le toro, elle ne regarde pas vraiment sa lidia, d’ailleurs, on ne peut pas dire qu’elle regarde vraiment la
course. Elle regarde son bébé se jouer la vie. C'est la maman du torero.
A côté de cette femme qui tente d'écarter la menace de la
corne meurtrière d'un coup d'éventail compulsif et qui n'a que ses
applaudissements aussi dérisoires que frénétiques pour supplier son enfant de
briller sans mourir, tu te sens gêné. Alors, par pudeur, par respect, par
crainte d'une réaction irrationnelle, et aussi parce que tu n’as pas la possibilité de changer de place,
tu acceptes, le temps d'une course, de te frotter à cet amour incurable, tu
fais une grosse boule avec tous les flocons de fierté véhémente et de terreur
viscérale que ta voisine éparpille autour d'elle. Et tu avales cette grosse boule dans
le secret espoir de ne jamais revivre une si indigeste expérience.
Javier |
A Madrid ce jour-là, mon voisin était déjà vissé au gradin
quand je me suis installée. Au paseo
il a sorti sans complexe ni ostentation ses amulettes et ses grigris. Ensuite,
il a figé son regard impatient sur le toril et s'est signé presque calmement avant de
dire une prière à mi-voix.
Les six Palha sont
sortis avec du genio, robustes,
et très compliqués. Le jeune homme à mes côtés est terriblement concentré, il réagit avec
assurance et discrétion mais parait bien trop impliqué dans la course pour être un spectateur comme les
autres. Comme s’il était saturé d’afición, de tension douloureuse, et voyait
quelque chose de plus que nous autres… Le fils du ganadero ?
Il regarde intensément l'homme et le toro, ne méprisant ni
l'un ni l'autre, ni ne glorifiant l'un ou l'autre dans ses réactions. Il remet
le combat au centre. C’est étrange, on dirait qu’il regarde avec le ventre...
et qu’il respire avec les yeux. D’ailleurs, par moment, comme pour reprendre
une goulée d'air, il se tourne vers sa voisine de gauche, une belle brune aux
yeux sévères, aux talons très hauts et au sourire bien rouge.
Tout d’un coup, l’alimaña
sortie en 4 avertit très dangereusement le torero. Plus personne n’ose
respirer. Mon voisin lui se cache les yeux et se recroqueville pour ne pas voir
l’homme se replacer, exactement au même endroit, et recommencer le même geste, en
l’améliorant. Ça passe. Mon voisin, cet aficionado pas comme les autres, explose en une douleur triomphante, ou plutôt en un triomphe douloureux, enfin, un truc dans ce genre-là...
A la fin de la course, Javier Robleño a pris la fille aux
prunelles noires par la main, il m'a saluée en s’excusant, je crois, de m’avoir
embarquée dans sa tourmente, il a regardé vers le toril et puis il a souri dans le vide. Après quoi, il est allé retrouver
son frère.
Zanzibar
De très jolis moments, bien (d)écrits et ficelés comme pour un roman.
RépondreSupprimerDu vrai texte taurin lyrique basé sur l'impression ressentie à partager a posteriori. Et qui fait participer le lecteur avec un bel intérêt de découverte à la tranche de vie sélectionnée
Denis.
Merci, c'est très gentil.
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