Il est publié en deux parties. En voici la deuxième.
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Page 5 du Figaro Littéraire du 29 avril 1950 |
Que l’on m’entende bien. Je ne veux pas dire que je regrette
de ne plus voir les chevaux bossuer l’arène de leurs carcasses, à peine cachées
par la bâche. Je donne simplement un terme de comparaison, un repère, afin de
mieux marquer où en arrive aujourd’hui l’amoindrissement systématique du fauve.
Entre le pitoyable animal que le matador actuel doit parfois veiller à ne pas
laisser choir dès la première pique et la masse d’aurochs d’un « Lobito »,
que l’on mesure la déchéance. Que l’on imagine l’assaut de pareille masse et la
puissance de son choc à travers la hampe de la pique ou même dans les plis du
leurre. Pour se représenter le drame que constituait l’obligation faite à l’homme
d’affronter pareille puissance, de la réduire, et de l’immobiliser pour la
mort, il faut avoir vu l’un des survivants de l’espèce dévaster l’arène
épouvantée, et y faire le vide. On comprend qu’on en soit venu au « demi-taureau »
qui, lui, ne crée pas la panique, n’enfonce pas les planches, n’abat pas 12
cavaliers, et se prête au jeu souhaité, surtout s’il a assez de caste pour
apporter à ses attaques la constance et le moelleux indispensables. Car le
matador vedette doit briller, fournir au public, chaque soir, le spectacle
annoncé par son nom, celui qu’ils exigent de lui, et pour lequel ils ont payé.
A son tour d’exiger de l’éleveur le type de taureau réduit qui le servira, et
qu’il importe de sauver à temps de la pique pour jouer avec son corps léger, et
sa noblesse s’il en a. Le mal est dans l’amenuisement excessif de ce type. Je
sais, certes, que poids et puissance ne garantissent pas la beauté du spectacle
tel que nous le goûtons et voulons le voir aujourd’hui, et que la question du
taureau poids-lourd n’est pas simple. Mais il y a une mesure, et c’est à l’équilibre
des forces que je pense, à la justification du combat. Car un taureau aussi
amoindri fausse la balance du duel. Pour la vertu du jeu lui-même, il faut
craindre par-dessus tout le spectacle de cette bête sans morrillo – la bosse
musculeuse du cou, organe du pouvoir et de la colère – sans épaules et sans reins,
et qui soulève la pitié.
A plus forte raison si, par-dessus le marché, on s’attache à
la désarmer. On ne se contente pas en effet de réduire la puissance de choc du
taureau à celle d’un poids plume, dont le coup de corne doit avoir à peine la
force d’un coup de couteau. On va jusqu’à la réduction de la corne elle-même,
sans préjudice de pratique encore plus avilissante pour la bête, et dont je ne
veux pas faire ici état. On rogne donc l’armure en sciant les cornes trop
dangereuses, et en les réaiguisant à la lime. Or pareil procédé ne diminue pas
seulement le fauve, il le désarme. Le taureau, en effet, au cours de sa vie
brève dans la marisma ou dans la sierra, a eu mainte occasion d’essayer ses
cornes, ne fut-ce que pour les affuter contre une écorce d’arbre. Il en connait
l’exacte portée. Réduire cette portée au moment même où on l’engage dans le
duel, c’est lui enlever le contrôle de sa seule arme, le trahir. Je ne parle
pas de l’ignominie du « caisson d’opérations » qui permet mutilation
pareille. Comment tolérer l’imagination de la bête fière et sauvage à ce point
humiliée, de son front ligoté, et que des doigts de basses œuvres travaillent à
la scie, à la lime, tout comme une matière vile ? On m’assure, il est
vrai, qu’on peut s’y prendre à l’avance, qu’en écornant un taurillon dès son
jeune âge, on obtient une armure réduite, et inoffensive à souhait. On évite
ainsi le caisson, et les hâtes de dernière heure. Je sais les miracles de l’élevage,
et ce que peuvent faire des ganaderos d’industrie, que n’obligent pas un passé,
l’honneur d’une devise. Pourquoi n’iraient-ils pas jusqu’au bout, ne
produiraient-ils pas des taureaux au front nu, qui passeraient et repasseraient
à plaisir dans le leurre, et contre lesquels les vedettes, délivrées du souci
de la corne, pourraient en toute tranquillité se serrer au cours de leur faena
de muleta ? Ce serait le seul moyen d’éviter la surprise toujours à
craindre, et de récolter les trophées, dont ne peuvent plus se passer les
télégrammes publicitaires. Un autre excès, cette coutume des trophées. Ne
suffisait-il pas d’une oreille ? Bientôt, pour peu que cela continue, l’attelage
de mules n’emportera plus qu’un moignon et la gloire de l’homme sera complète.
Il s’agit cependant d’un drame hors série, le seul que
couronne la mort. Il s’agit du seul art qui appelle la mort. Car l’homme, non
seulement défie la mort, mais la provoque. Encore faut-il que la provocation,
que l’appel, soit sincère. Si l’acteur se fait volontairement serrer, étreindre
par la bête dans un enchainement de plus en plus étroit de passes au drap
rouge, il faut tout d’abord que ce ne soit pas avec un jouet qu’il joue. Il
faut, en second lieu, que les armes n’aient pas été truquées aux dépens de la
bête, que le jeu ne soit pas déloyal. Sans quoi domination, courage et quiétude
de la plastique ne sont qu’illusion, faux-semblant. Telle est la condition de
la vérité et de la légitimité de la corrida. Et ce n’est qu’à ce prix qu’on
peut défendre celle-ci. Il est déjà difficile de persuader les profanes qu’un
combat au terme duquel l’animal succombe toujours est pourtant un combat à
armes égales. La pitié de certains aspects du spectacle les révolte et les
pousse jusqu’à souhaiter le châtiment de l’homme. Or la pitié, que l’on y
prenne garde, augmente avec l’amoindrissement de la bête. Et qu’on n’allègue
pas le maintien du sang. Si une sélection habile arrivait à produire une espèce
chétive mais noble, taurillons qu’on verrait foncer aussi droit, aussi
innocemment, aussi longtemps qu’il le faudrait pour permettre à l’artiste de
parfaire ses arabesques, ajouter de nouveaux chefs-d’œuvre à la statuaire de l’arène,
puis mourir sans ouvrir la bouche, la pitié serait encore pire.
Au cours de ma vie madrilène, j’ai appris, en même temps que
le drame de l’homme, le drame de la bête, et je compte en parler bientôt. Des
gradins ou du couloir de la Vieille Plaza, j’ai pu les observer à loisir l’un
et l’autre. Je sens qu’il me serait à moi-même impossible aujourd’hui de
supporter la vue par-dessus les planches, à deux pas, d’un taurillon vaillant,
mais dont les jambes cèderaient, ou dont un homme renversé pourrait arrêter les
cornes de ses mains, évitant ainsi la mort de Granero. Car cet infirme n’aurait
plus que le nom du grand fauve qui n’attendait pas de pitié, dont le sang versé
n’arrivait pas à épuiser les forces vierges. Et je demanderais moi-même qu’on
le rende à la paix de la marisma, aux oiseaux qui sont ses compagnons, aux eaux
du fleuve d’où il est né.
Joseph Peyré –
Défense de la corrida – Texte publié dans le Figaro Littéraire du samedi 29
avril 1950
Honte à Julián López el Juli et oreille pour Peyré!
RépondreSupprimerHonte au Juli, oui, mais pas que. Honte aussi au public et au palco qui ont sanctionné la mutilation par rien moins qu'une sortie en triomphe, sans oublier le ganadero.
RépondreSupprimerOreille pour Peyré, ouais.